L'étrange Noël de monsieur Moi et de sa femme.
J'arrive
au pavillon RW un peu avant 19h30. Cathy me l'a dit, après 19h30
c'est parfait. Je sonne, elle m'ouvre. Tu sens bon , je ne peux pas
t'embrasser. Elle ne porte pas de blouse. Elle est belle. Tout en
bouche et en dents. Ses cheveux sont tirés. Je suis mal coiffée
m'a-t'elle dit ce matin avant de partir. Non, tu es belle, ai-je
pensé. Quand tu tires tes cheveux comme ça, ils tendent ton visage.
Ils brident tes yeux comme ceux d'un petit chat. Ils creusent tes
joues, affirment ton menton, dressent ton cou, t'offrent de l'allure,
une noblesse. T'es belle ma femme. Mais je ne lui ai rien dit. OK,
je vois, il s'en fout. Non, mon amour, mais que veux tu que je te
dise ? Tout est beau chez toi. Mais je n'ai rien dit.
Cathy
referme la porte derrière nous, me tient la main et m'accompagne
dans le bureau. Tiens, en attendant, reste là. Il y a une balance,
je me pèse tout habillé. 70 kilos. Je n'ai pas pris un gramme
depuis la fin de l'été. Cathy me regarde avec des lèvres qui
transforment la lumière des néons en gloss de passion. T'es belle
mon amour. Tu es belle n'importe quand, n'importe où, n'importe
comment, mais je ne dis rien. Je suis apaisé. Je m'assois derrière
le bureau au plateau de bois arrondi. Il y a un PC ouvert sur une
page qui demande un identifiant et un mot de passe. Le fond est bleu.
Un petit logo orange bordé de blanc indique le nom du logiciel,
Sign&Go. C'est pareil au collège, mais nous, nous avons Pronote.
Chaque administration possède ses codes d'entrées (rarement de
sorties), mais toutes ont les mêmes formats. C'est l'uniformité
dans la diversité. Autrefois l'habit du moine, aujourd'hui
l'évangile selon les applications. Des petits poids identiques dans
des boîtes de conserves différentes. Bientôt, nous serons de la
purée vendue en super marché. Ceux qui mangeaient bio, seront au
rayon bio, ceux qui mangeaient, seront au rayon gras. Personne ne se
pose la question de l'internet bio ? Ou de comment marchent un
Mac, un PC, Androïd, la fibre optique ? Ha bon, alors tous au
même rayon. Et on brade !
Cathy vient
me chercher afin que l'on puisse se griller une cigarette. Nous
traversons une grande salle. Plusieurs petites tables en forment une
immense recouverte de jolies nappes en papier aux motifs de fête.
Les patients silencieux terminent le repas. Les aides ménagères
commencent à débarrasser. Les gestes sont parfaits. C'est mon
mari ! Un patient se lève et me tend la main. Je m'appelle
Éric !
Arthur se
précipite vers moi. Je le connais, ma femme s'est prise d'affection
pour lui. Elle m'en parle très souvent. Il me tend aussi la main et
me fixe d'un regard tout à la fois profond et dissout. C'est un joli
garçon de 18 ans. Tu t'es coupé les cheveux ? Ça te va bien !
Il ne me répond pas pour la simple et bonne raison qu'il n'y a rien
à répondre à ça. Lorsque toute la misère du monde vous a choisi
comme égérie, il ne faut plus espérer l'invitation au dialogue.
Certains êtres, souvent purs, sont à jamais déchirés par la
malhonnêteté et la perversion des non-êtres. À 18 ans, on peut
déjà avoir été tué tout en restant debout. les coupables
désignés ne reconnaissent jamais les crimes lorsque les corps des
victimes miment la vie. C'est l'état qui décharge ceux qui
devraient payer et les soignants qui accompagnent ceux qui n'ont plus
droit au banquet. Un autre patient se lève, il se fait appeler le
nouveau Coluche. Il y ressemble un peu, l'humour en moins, ce qui est
un peu embêtant. Il est habillé comme un poste à essence de bord
de nationale. La casquette lui bouffe tout le haut du visage, son
écharpe tout le bas et une paire de lunettes, le reste. C'est un
Patient-Vêtement de 1,60m. Ensuite, c'est Youss, que je connais
aussi. Cathy me donne souvent de ses nouvelles. Il s'approche comme
un petit zombie frêle. Toute l'enveloppe du bad boy avec l'âme d'un
enfant de 3 ans. Il me tend une main molle et hésitante. Les
médicaments transforment les plus durs en poupées. Son regard n'est
qu'une ombre d'homme. Il est vide de la tête aux pieds. Un homme
désincarné, dézingué, souvent incarcéré, prisonnier à jamais
de son propre malheur. Nous allons dans le jardin fumer en choeur. La
Monstrueuse Parade parade dans la nuit de Noël. Ce soir, Cathy, les
patients et moi-même n'avons pas de famille mais j'ai le sentiment
profond d'appartenir au genre humain, et j'en profite à plein
poumons, comme je fume. La cigarette chez Cathy, c'est vraiment un
plus. Dans la lumière triste d'un jardin de fous, ses volutes de
fumée ressemblent à des barbe-à-papa, à des manèges. Cathy qui
fume, c'est une fête foraine, la vie qui reprend lorsqu'on pense
qu'elle s'est arrêtée au seuil de la porte. Je suis fou de ma
femme. Un Noël sans famille, c'est parfois de la poésie servie
comme une bûche glacée.
Le nouveau
Coluche me prend à part. Il s'assoit sur un banc jambes croisées et
moi, je reste debout., Je le surplombe sans aplomb. Il parle comme
Spotify diffuse de la musique sans playlist préparée, c'est
aléatoire. Un morceau en chasse un autre, une ambiance casse
l'autre. Je réponds ha ou ho et parfois, vous avez raison. C'est
rigolo de répondre vous avez raison à une personne qui, en l'état,
n'en a plus beaucoup. Je ne comprends pas tout et surtout, n'essaie
pas de comprendre. Parfois, il faut se laisser emporter, lâcher
prise. Comme certains dansent avec aisance sur n'importe quels
rythmes, je laisse mon esprit chalouper sur le flow de paroles du
rappeur malgré lui. C'est agréable. Je pourrais presque me
surprendre à bouger du bassin et pourquoi pas « daber ».
Je ne serais pas là, il jouerait la même partition, en boucle, en
boucle, en boucle. Je regagne la grande salle, ma femme a préparé
une vraie playlist sur Spotify. Elle laisse son portable à un
patient qui s'improvise DJ. Du rap, des chants de Noël créoles, du
Charles Aznavour, du Elvis, du Sinatra et bien entendu du Johnny, les
patients en raffolent, comme ils raffolent de la vinasse. Ma femme et
moi n'avons rien de Johnny n'en déplaise à Macron. Sa mort nous
rappelle simplement combien il a fait du mal à la variété, au
rock, à l'image des States (même si elle n'avait pas besoin de
lui), au cuir, au jean, aux Santiags, à la banane, aux peaux
tatouées, aux Harley, au théâtre, au cinéma, à la syntaxe, au
fisc et même, à titre posthume, au Téléthon, ce qui est une
prouesse. La mort de Bowie nous a rendu bien plus tristes. Surtout ma
femme qui, n'en déplaise à Macron, a quelque chose de l'homme venu
d'ailleurs. Lorsqu'on met en scène sa propre mort dans un album
aussi fulgurant que Black Star, on en vient à rêver d'un prochain
écrit au ciel et diffusé par le cloud via Spotify. Certains ont la
voix d'outre-tombe, d'autres celle des étoiles.
Pour ses
patients, ma femme sait mettre ses goûts musicaux entre parenthèses.
Soigner, c'est s'oublier pour exister un peu plus dans l'exercice de
sa fonction. Cathy entraîne un patient sur la piste dans un rythme
endiablé de Kuduro. Elle danse comme une déesse et tous ceux qui
dansent avec elle, dansent comme des dieux. Moi, j'écris ces lignes,
puis je dessine. Éric s'approche et me demande si je suis artiste.
Je réponds que je suis prof d'arts. Il me dit que c'est pareil. Non,
si j'étais artiste je ne serais pas professeur. J'ai sans doute des
talents de pédagogue, très peu d'artiste. Et je pense, sans le lui
dire, soit tu es Bowie, soit tu es Johnny. Ils sont artistes tous les
deux. Il me tend la main et me félicite pour ma femme. Je lui
réponds que je n'y suis pour rien. Que je ne suis pas son créateur.
Mais que je suis très touché par l'attention qu'il porte à la
personne qu'il conçoit comme mon œuvre. En 25 ans d'hôpital
psychiatrique... Je l'interromps en lui tendant la main,
félicitations. Y'a vraiment pas de quoi, j'ai pas fait exprès. Je
n'ai jamais rencontré une infirmière comme Cathy. Elle m'a fait
beaucoup de bien. Vous voulez que je vous dessine ? Il prend la
pose, assis comme un roi sur une chaise d'hôpital. Je peux respirer
quand même ? Vous faites ce que vous voulez. Puis il me
demande. Vous savez combien on a de profils ? Deux, je suppose !
Non, trois, il y a le profil psychologique ! Ha, c'est pas bête.
Et je joue de la surenchère. Et si vous avez Facebook, il y en a
quatre. Bien vu ! Je déchire la page et lui offre le dessin. Je
lui dis qu'il est beau. Il ne se reconnaît pas, mais le fait que je
le trouve beau le rassure parce qu'il veut se lancer dans une
carrière de comique et que sur scène, c'est mieux d'être à son
avantage parce qu'il y a beaucoup de concurrence. Il ouvre son
portefeuille et y range son portrait avec délicatesse et respect, il
semble admirer l'icône qu'il n'est pas encore devenu. Il referme les
deux battants de cuir noir et glisse l'objet dans la poche intérieure
de sa veste. Là, près du cœur, comme ça, je le fais vivre.
Plusieurs
patients désirent soudain se faire tirer le portrait. Un grand
dégarni, avec un visage qui semble avoir été pressé dans un étau
de souffrance s'approche et soulève sa manche jusqu'à l'épaule.
Vous pouvez me terminer ce tatouage ? C'est quoi ? Un
épervier. Ha bon, je le vois pas. Bè, là c'est le bec et là c'est
les ailes. Non, là ce sont les ailes et là, le bec. Non, là c'est
le bec... bla, bla, bla. Le dialogue de sourds dure quelques minutes.
Je suis désolé, je ne vois pas la même chose que vous. Si vous
voulez, je vous dessine un lion ?! Il remonte son autre manche.
Il a une jolie peau avec une veine saillante sur le biceps. Il a pas
assez de cheveux ! Vous voulez dire crinière ? Vous pouvez
me faire plus de cheveux ? Alors, je fais un lion qui ressemble
au leader des Bee Gees dans l'époque flamboyante du disco. Il est
content. Pendant ce temps, ma femme a fait un grand demi-cercle avec
les chaises et un patient joue de la guitare pour les autres. Il a
une belle gueule de Rocker. C'est un vrai, un abîmé. Ce n'est pas
du Johnny ou alors du Cash. Ferrer, Renaud, Moustaki, Cabrel dans une
bouche de souffrance, ça a de la gueule. Même Hallyday, dans ces
moments là, trouve grâce à mes oreilles. Les patients s'endorment
les uns après les autres.Ma femme est dispensée de relève par ses
collègues. Elle a assez donné pour la préparation des festivités.
Elle me prend par la main. Nous saluons les derniers éveillés. Nous
passons par les vestiaires. Elle récupère son sac et y glisse sa
blouse blanche pas portée et encore pliée à ma façon. J'aime plus
que tout repasser ses uniformes sur lesquels sont inscrits son
prénom, notre nom et sa fonction. C'est participer par procuration à
sa fabrique du bonheur pour les autres. La fête foraine, une folie
organisée.
Dans la
voiture, sur le chemin du retour, je pose ma main sur son genou en
pressant à peine mes doigts pour sentir la chaleur de sa peau sous
le jean qu'elle porte comme personne d'autre au monde. Elle pose sa
tête sur mon épaule. Dans le rétroviseur, je vois qu'elle me
regarde avec tendresse. Presque personne sur la route. Mais déjà
nous deux, Léonard Cohen, Bowie, Brigitte Fontaine, Lavilliers, du
rap pour la danse des déesses et des dieux. Une bouffée d'oxygène
dans la bouche...
4 commentaires:
Sublime texte. Une belle leçon d'amour.
Un très beau texte en effet. C'est un Noël étrange et émouvant, Bravo!
Fidèle lectrice.
Quand on écrit comme ça, on fait un roman!
I think the last point is perfect for me.This is brilliant.
ร่ม
โรงงานร่ม
ร่มพับ
ร่มไม้เท้า
ขายร่มราคาถูก
Enregistrer un commentaire
Abonnement Publier les commentaires [Atom]
<< Accueil