samedi 13 janvier 2018

Jean, monsieur Moi et sa femme.



Le ciel bleu cobalt est strié de feu. Demain, il va faire du mistral. Demain, il va faire du mistral déclare Jean avec l'assurance d'un météorologue. Demain il va faire du mistral me lance Jean en se roulant une cigarette. Une cigarette qui ressemble à un gros joint, un joint qui mettrait le feu à la pinède s'il le fumait un jour de mistral. Dans un petit tupperware au couvercle opaque et marron, je n'ai jamais vu une couleur aussi étrange pour un petit Tupperware, Jean a rangé les ingrédients de ses plaisirs volatiles. Feuilles à rouler OCB, filtres en sticks Razzia +, et tabac fleur du pays. Jean appuie sur le couvercle marron avec application et la magie Tupperware opère. Clap, tout est bien fermé, hermétique. Il peut tomber des cordes sur la petite boîte, le matériel ne sera pas mouillé. Jean secoue le tout et le repose sur une table. Il regarde ma femme. Ma femme me regarde, je regarde Jean. Demain, il va faire du Mistral. Les yeux posés sur le ciel bleu cobalt et incandescent, Jean répète ce qu'il entend depuis qu'il est petit. Des expressions qui font la pluie et le beau temps. Combien ça fait de temps qu'on se connait marie-Catherine ? Au moins 8 ans, non ? Non, plus ! Je suis rentrée ici en 2005 ! 2005 ? Alors ça va faire 11 ans. Jean me regarde avec sa grosse cigarette pas très bien roulée aux lèvres. Vous êtes son mari ? Oui. Vous avez une femme en or. Je ne sais pas trop quoi répondre. Alors, je dis merci. Mais je vois ma femme en Oscar posé sur l'étagère de la bibliothèque. Jean tire sur sa tige comme s'il voulait lui faire avouer un truc. Jean est un fumeur tortionnaire. Ils existent, nous en connaissons tous un ou deux. Un épais nuage de fumée sort de ses narines et stationne autour de sa tête. Visage céleste pour mise en orbite. Il donne quelques coups de pieds dans les feuilles mortes. Demain il va faire du mistral et ces feuilles humides s'amasseront dans un coin. Votre femme, elle a toujours était là pour moi... Elle m'a toujours élevé vers le haut. Ma femme sourit. C'est mieux de vous élever vers le haut que l'inverse Jean ! Il sourit les lèvres presque fermées. J'avais un ami au Lycée qui riait de la sorte. D'ailleurs, si l'amitié devait avoir un visage, c'est celui de Jean qu'elle porterait. Il a un visage d'ami. De ceux que l'on a eu, de ceux que l'on espère. Il a un joli sourire tout en retenue. Ses joues se creusent et laissent apparaître deux fossettes. En plus de pincer ses lèvres et de faire naître deux petits creux bien venus, il secoue délicatement son visage. Il semble acquiescer pour lui même. Il n'a pas trop de cheveux, mais ils sont tous bien placés. Demain il va faire du mistral et sa petite chevelure vacillera dans la tempête. Jean tire sur sa clope comme un flic sur la patience d'un gardé à vue. Il veut lui faire cracher le morceau. Elle a mauvaise mine la cigarette, Jean lui, l'a plutôt bonne. Il me regarde avec son sourire d'ami. Ça y est, je sais, il a aussi le sourire de Bruce Willis. Le rictus du héros blasé qui se dit que ça sert à rien d'en prendre plein la gueule durant une heure quarante puisqu'à l'arrivée, c'est toujours lui qui gagne. J'adore Bruce Willis parce qu'il a inventé le concept de l'homme punching ball. Moi, je préfère voir un mauvais film de Willis qu'un bon film sans Willis. Bruce fait la vaisselle, je prends. Bruce jardine, je dis oK. Bruce est coincé dans les bouchons, je dis banco. Jean Willis pose son regard amical sur le mien. Sa cigarette va finir par lui tomber à l'intérieur de sa chemise s'il continue à la négliger de la sorte. Vous savez monsieur, y'a des infirmières qui vous font le traitement, comme ça, sans rien vous dire. Marie-Catherine elle, elle vous explique toujours ce qu'elle fait et pourquoi elle le fait. Et ça monsieur, ça change tout. Merde, faut que j'intervienne, la cigarette est en train de se couper en deux et il va se cramer les poils du torses. Et lui, c'est pas Bruce, il va crier sa mère si ça se passe. Je sens les yeux de ma femme me caresser. Elle me cherche du regard comme parfois elle cherche ma main ou ma nuque, avec professionnalisme et passion. Je suis trop obnubilé par la cigarette pour rendre l'attention. Je sais ce que ma femme attend à cet instant précis. Elle attend de croiser mon regard fier. J'entends sa voix mais mes yeux ne lâchent pas la cigarette. Tu vois mon amour, tu vois mon métier, tu vois ce que je suis, ce que je fais. Jean lui, ne devrait plus parler. Au moindre mouvement de lèvre, il va se cramer la poitrine. Par tous les moyens, il faut que je l'avertisse du danger imminent. Ma femme cherche toujours mon regard complice, le mien, je ne peux le détourner de la menace. Allez, Jeannot, fais un truc, bouge ton bras puis ta main, saisis-toi de la clope et jette-la au sol pour l'écraser. Allez Jeannot, t'as assez tiré sur l'engin. À croire qu'il m'entend. Il approche sa main droite et resserre son pouce et son index sur le filtre au bout duquel pendouille une flammèche. Il penche sa tête en avant, arc-boute son torse, tire ses fesses en arrière et souffle un dernier nuage épais dans lequel tombe la parcelle de flamme avant de s'écraser au sol. Ouf, chapeau l'artiste. Je regarde ma femme qui n'a cessé de me fixer. Je la regarde et mes yeux crient leur passion. Je l'aime un peu plus ce soir. On devrait tous passer quelques heures au boulot de nos compagnes...